L’euphorie d’une signature de rachat laisse souvent place à une réalité opérationnelle complexe : comment faire travailler ensemble des entités qui, hier encore, s’ignoraient ou se combattaient ? Trop de dirigeants se retrouvent à la tête d’une holding financière gérant des « baronnies » locales, au lieu de piloter un groupe industriel intégré. Cette fragmentation, que nous appelons l’archipel de silos, est le premier destructeur de valeur en M&A. Dans cet article de fond, nous analysons comment les champions du « Buy and Build » brisent ces frontières pour bâtir des géants cohérents. Vous découvrirez les mécanismes concrets — technologiques, humains et marketing — pour transformer vos acquisitions en un continent unifié et redonner du sens à votre croissance externe.
L’encre est sèche, le closing est fêté. Sur le papier, votre entreprise a changé de dimension. En rachetant trois concurrents, vous avez acquis des parts de marché, des brevets et des talents. Pourtant, six mois plus tard, le constat est amer : les commerciaux se disputent les mêmes clients, les systèmes informatiques ne se parlent pas, et l’esprit « PME » d’origine résiste farouchement à toute tentative de synergie.
Vous n’avez pas créé un groupe. Vous avez créé un archipel. Chaque île possède ses propres lois, sa propre culture, et regarde l’île voisine avec méfiance.
Le modèle « Buy and Build » est la pierre angulaire des stratégies de croissance actuelles. Porté par le Private Equity et des industriels ambitieux, il promet une création de valeur rapide par l’accumulation d’actifs. Mais la rapidité a un prix : la dette d’intégration.
Dans un marché globalisé, la taille est une protection. On achète pour peser face aux géants, pour dominer son marché domestique ou pour acquérir une brique technologique manquante. Cependant, lorsqu’un acteur comme ChapsVision réalise près de 30 acquisitions en cinq ans, le temps managérial devient la ressource la plus rare.
L’erreur classique ? Accorder une « autonomie par défaut » aux entités rachetées pour ne pas casser la machine commerciale. Ce qui devait être une phase de transition devient une structure permanente. Les silos s’installent.
L’archipel de silos n’est pas qu’un problème de communication interne. C’est une pathologie structurelle qui touche quatre dimensions vitales :
| Dimension du Silo | Manifestation Opérationnelle | Impact sur la Valeur |
| Technologique | Multiplicité des ERP, CRM, et outils RH non connectés. Données clients fragmentées et duplications. | Impossibilité d’une vue client 360°, coûts de maintenance IT explosifs, reporting financier lent et complexe. |
| Culturel | Persistance des identités « Nous » (acquis) vs « Eux » (acquéreur/siège). Loyauté envers l’ancien dirigeant/fondateur. | Rétention des talents difficile, résistance au changement, sabotage passif des initiatives groupe. |
| Commercial | Territoires de vente protégés, concurrence interne sur les mêmes appels d’offres, absence de cross-selling. | Cannibalisation des revenus, confusion chez les clients, perte d’opportunités de ventes croisées. |
| De Marque | Conservation d’un portefeuille de marques historiques sans hiérarchie claire (House of Brands non gérée). | Dilution des budgets marketing, absence de notoriété globale, illisibilité de l’offre pour le marché international. |
Le coût de ces silos est exorbitant. Les recherches du Boston Consulting Group et de McKinsey convergent pour affirmer que les entreprises qui échouent à intégrer culturellement et opérationnellement leurs cibles voient leur performance boursière et opérationnelle stagner, voire régresser. L’exemple historique de l’échec Daimler-Chrysler, qui a détruit 36 milliards de dollars de valeur, reste un avertissement pertinent : la juxtaposition de deux géants aux cultures et processus incompatibles ne crée pas un leader, mais un monstre ingérable.
Dans le cas spécifique du rachat de PME, le facteur humain est prépondérant. Ces entreprises sont souvent l’œuvre d’une vie pour leurs fondateurs. Lors du rachat, même si le fondateur part ou reste pour une période de transition, l’encadrement intermédiaire (les « lieutenants ») reste en place. Ces managers ont construit leur légitimité sur des processus locaux et une autonomie décisionnelle forte. L’arrivée d’un groupe, avec ses processus de reporting, sa DSI centralisée et ses DRH groupe, est vécue comme une perte de pouvoir.
Si l’acquéreur ne propose pas rapidement un nouveau récit commun (une « North Star »), ces managers se replient sur leur périmètre historique, recréant des frontières invisibles mais étanches. Ils protègent « leurs » développeurs, « leurs » clients et « leurs » budgets. C’est ainsi que l’on se retrouve avec trois PME concurrentes sous le même toit juridique, continuant à se faire la guerre commercialement tout en partageant la même machine à café lors des séminaires annuels.
Il n’existe pas de remède universel, mais des approches adaptées à l’ADN industriel de chaque groupe. L’analyse de ChapsVision, Vitaprotech et Exail nous montre la voie.
ChapsVision, fondé par l’entrepreneur en série Olivier Dellenbach, incarne une stratégie d’hyper-croissance visant à constituer un géant européen de la « Data Intelligence » souveraine. Avec un chiffre d’affaires atteignant 200 millions d’euros en 2024 et plus de 29 acquisitions , le défi de l’intégration est colossal.
Le levier : Le système d’exploitation de la donnée ArgonOS.
La méthode : Plutôt que de fusionner brutalement les produits, le groupe crée un socle commun. Les entreprises acquises (Deveryware, Sinequa) deviennent des modules qui viennent se « brancher » sur cette plateforme souveraine.
Le résultat : Une autonomie technique préservée pour les experts, mais une proposition de valeur unifiée pour le client.
Plutôt que de tenter de fusionner immédiatement les codes sources de 30 logiciels différents, ce qui serait un cauchemar technique, ChapsVision a développé une couche d’intégration stratégique : le système d’exploitation de la donnée ArgonOS.
Mécanisme : ArgonOS sert de socle commun capable d’ingérer des données hétérogènes massives. Les entreprises acquises, comme Deveryware (géolocalisation et investigation) ou Qwam (intelligence sémantique), deviennent des modules applicatifs qui viennent se brancher sur ce système d’exploitation.
Avantage : Cela permet de laisser une certaine autonomie technique aux équipes produits des PME rachetées (elles continuent de maintenir leur expertise) tout en unifiant la proposition de valeur pour le client final, qui accède à une suite cohérente via ArgonOS.
Intégration de Sinequa : L’acquisition récente de Sinequa (fin 2024) illustre parfaitement cette logique. Sinequa n’est pas juste une PME de plus ; sa technologie de « Neural Search » et de RAG (Retrieval-Augmented Generation) est positionnée pour devenir le moteur d’intelligence transverse de toute l’offre ChapsVision, alimentant la plateforme « Chaps Agents ». La technologie acquise devient une infrastructure du groupe, brisant de fait les silos applicatifs.
ChapsVision utilise une architecture de marque flexible. Si la marque corporate « ChapsVision » est poussée fortement, elle n’efface pas brutalement les marques acquises dotées d’une forte notoriété sectorielle. On observe l’utilisation de marques endossées comme « Articque By ChapsVision » ou le maintien de noms de produits forts comme Coheris CRM au sein de la « Customer Engagement Suite ». Cette approche permet de rassurer les clients existants des PME (pas de rupture de service) tout en les acculturant progressivement à la marque ombrelle.
Olivier Dellenbach utilise le thème de la souveraineté numérique comme levier d’intégration culturelle majeur. En positionnant le groupe comme l’alternative européenne à Palantir ou aux GAFAM, il donne un sens (« Purpose ») à la fusion qui dépasse les enjeux financiers. Les ingénieurs et fondateurs des PME rachetées, souvent attachés à l’indépendance technologique française, adhèrent plus facilement à ce projet politique et industriel qu’à une simple logique de rationalisation des coûts.
Le groupe Vitaprotech, leader dans la sécurisation des sites sensibles, a longtemps opéré comme une fédération de PME reconnues (Sorhea, TIL Technologies, etc.). Cependant, pour accélérer son développement international et atteindre 153 millions d’euros de chiffre d’affaires, le groupe a opéré une bascule radicale le 1er juillet 2024.
Le levier : La marque mondiale HIRSCH.
La méthode : Les marques historiques (Sorhea, TIL) s’effacent derrière des bannières fonctionnelles (Hirsch pour les intégrateurs, Prysm pour le logiciel).
Le bénéfice : Une clarté totale pour l’international. Un client américain n’achète plus une PME française, il achète une solution globale.
L’ancienne organisation reflétait l’histoire des acquisitions : une entité pour les barrières infrarouges (Sorhea), une pour le contrôle d’accès (TIL), etc. Cela créait des silos produits où un client devait parler à trois commerciaux différents pour sécuriser un même site. La nouvelle organisation renverse cette logique en structurant le groupe par « Canaux de Vente », faisant fi des frontières juridiques d’origine des PME :
HIRSCH (Intégrateurs de Systèmes) : Cette nouvelle marque internationale regroupe désormais sous une bannière unique l’ensemble des marques produits destinées aux intégrateurs (Sorhea, TIL, Protech, etc.). C’est une fusion marketing totale : les anciennes marques PME deviennent des gammes de produits sous la marque ombrelle Hirsch.
PRYSM (Software) : Fusion des éditeurs logiciels PRYSM et ESI pour créer un pôle logiciel unifié.
ARD (Grands Comptes) : Maintien d’une structure dédiée aux clients finaux nécessitant du service direct.
Cette stratégie est audacieuse car elle « tue » la visibilité corporate des PME historiques au profit de marques nouvelles ou redéfinies (Hirsch, issue du rachat d’Identiv aux USA).
Risque : Perte d’attachement des employés historiques de Sorhea ou TIL qui ne travaillent plus pour leur « maison » mais pour la division Hirsch.
Bénéfice : Clarté totale pour le marché international. Un distributeur américain ou allemand n’a plus à comprendre la complexité des PME françaises ; il achète du « Hirsch ». Cela force également l’intégration interne : les équipes R&D de Sorhea et Protech doivent désormais collaborer pour alimenter le même catalogue produit Hirsch.
Le cas d’Exail Technologies (ex-Groupe Gorgé) est l’exemple le plus abouti de transformation d’une holding diversifiée en une entreprise industrielle intégrée unique.
Le levier : Une nouvelle identité neutre et puissante.
La méthode : La fusion d’ECA Group et d’iXblue sous le nom Exail. L’intégration descend jusqu’au produit : les robots d’ECA intègrent nativement les technologies de navigation d’iXblue.
La leçon : Pour réussir, il faut parfois accepter de « tuer » les marques historiques pour créer un futur commun.
Pour créer un groupe cohérent, Raphaël Gorgé a d’abord dû « nettoyer » le portefeuille. La cession du pôle Ingénierie & Systèmes de Protection (Nucléaire/Seres) à la famille actionnaire pour 27,4 M€ a été un acte fondateur. Il a permis de sortir des activités rentables mais non synergiques, pour concentrer toutes les ressources (financières et managériales) sur le pôle technologique.
L’acquisition d’iXblue par le Groupe Gorgé (déjà propriétaire d’ECA Group) aurait pu se solder par une simple juxtaposition. Au contraire, le groupe a choisi la fusion totale sous une nouvelle identité : Exail.
Identité : Le changement de nom de la société cotée (ticker EXA) est un signal puissant. Il n’y a plus de « Groupe Gorgé » gérant des filiales, mais une seule entreprise technologique.
Complémentarité Industrielle : L’intégration est descendue jusqu’au niveau produit. ECA Group (spécialiste de la robotique) et iXblue (spécialiste de la navigation inertielle et photonique) ont combiné leurs savoir-faire. Les robots d’ECA intègrent désormais nativement les centrales inertielles d’iXblue, créant des produits intégrés verticalement et plus performants.
Gouvernance Unifiée : La mise en place d’une gouvernance intégrant des experts de l’intégration post-acquisition (Julie Avrane, Pierre Verzat) au conseil d’administration montre que le sujet a été traité au plus haut niveau stratégique, et non délégué à des niveaux opérationnels.
Les statistiques d’échec des M&A (70-90%) trouvent majoritairement leur source dans le facteur culturel. Si ChapsVision, Vitaprotech et Exail semblent réussir, c’est parce qu’ils ont adressé, chacun à leur manière, le risque de rejet de greffe.
L’audit culturel est souvent négligé lors des Due Diligences, focalisées sur les aspects financiers et juridiques. Pourtant, les différences culturelles entre PME et Groupes sont profondes.
Rapport au temps et à la décision : La PME décide vite, à l’intuition du patron. Le Groupe décide par processus, comités et validation budgétaire. Ce ralentissement est souvent vécu comme une bureaucratisation insupportable par les équipes acquises.
Syndrome du Vaincu : Les employés de l’entreprise rachetée se sentent souvent comme des citoyens de seconde zone. Si l’acquéreur impose ses méthodes sans discernement (« Cultural Imperialism »), il provoque le départ des talents clés. Or, dans la tech (ChapsVision, Exail), la valeur réside dans les cerveaux des ingénieurs. Si 20 % des ingénieurs clés partent, la valeur de l’acquisition s’effondre.
C’est dans l’intégration commerciale que les silos sont les plus coûteux.
Problématique : Deux commerciaux de deux PME rachetées se retrouvent chez le même client, proposant des produits parfois concurrents ou ne connaissant pas les produits de l’autre.
Solution chez Vitaprotech : La création de la marque Hirsch unifie le catalogue. Le commercial ne vend plus « une barrière Sorhea » mais « une solution périmétrique Hirsch ». Cela oblige à une formation croisée (cross-training) et à une harmonisation des plans de commissionnement.
Solution chez ChapsVision : L’approche « Customer Engagement Suite » vise à unifier les outils (CRM) pour donner une vision unique du client. L’enjeu est de transformer des vendeurs de produits (monoproduit) en gestionnaires de comptes globaux capables de vendre l’ensemble de la plateforme ArgonOS.
Les rumeurs sont le pire ennemi de l’intégration. L’incertitude sur les organigrammes, les doublons de postes ou l’avenir des marques crée une paralysie.
Transparence : Les employés doivent savoir rapidement qui est leur chef et quelle est la mission de leur nouvelle entité.
Success Stories : Il est crucial de célébrer très tôt les « Quick Wins » de l’intégration (un contrat gagné grâce à la synergie des deux entités, une innovation produit née de la collaboration R&D) pour prouver que la fusion n’est pas qu’une réduction de coûts.
On ne pilote pas un groupe sur Excel.
Dans un contexte de rachat de PME technologiques, l’intégration des Systèmes d’Information (SI) n’est pas une fonction support, c’est le cœur du réacteur. C’est souvent l’état du SI qui détermine si l’on est un groupe ou un archipel.
La Data au service du Business : L’objectif n’est pas d’avoir un ERP unique le jour J, mais d’avoir une donnée unifiée. Savoir qu’un client est multi-équipé au sein du groupe permet de transformer des vendeurs de produits en gestionnaires de comptes globaux.
Le CRM comme outil de ralliement : Un CRM partagé est souvent le premier outil tangible qui force les équipes commerciales à collaborer et à partager une vision client commune.
Pour sortir de l’archipel, vous devez arbitrer sur votre architecture de marque et votre mode de gouvernance.
| Situation de la Marque Acquise | Stratégie Recommandée | Exemple | Justification |
| Marque forte, leader sur une niche spécifique, clientèle fidèle. | Marque Endossée (Endorsed) | Articque by ChapsVision | Capitaliser sur la notoriété existante tout en signalant l’appartenance au groupe pour rassurer sur la pérennité financière. |
| Marque locale, faible notoriété internationale, technologie intégrable. | Absorption (Rebranding total) | Les PME intégrées dans Hirsch (Vitaprotech) | Simplifier l’offre pour l’export, concentrer les budgets marketing sur une marque mondiale (Power Brand). |
| Marque concurrente directe avec positionnement identique. | Fusion/Disparition | Fusion ECA/iXblue sous Exail | Éliminer la confusion client, forcer l’unification des équipes, créer une nouvelle dynamique neutre. |
| Marque sur un segment de marché totalement distinct. | Marque Indépendante (House of Brands) | Rare dans les stratégies d’intégration pure | Seulement si aucune synergie commerciale ou opérationnelle n’est visée (logique de holding financière). |
IMO (Integration Management Office) : Créez une équipe dédiée. L’intégration n’est pas une tâche subsidiaire pour des opérationnels déjà débordés.
Top Line d’abord : Focalisez-vous sur les synergies de revenus (cross-selling) avant de chercher les économies de coûts. La croissance est le meilleur moteur d’adhésion.
Vision « North Star » : Définissez un projet politique et industriel qui dépasse les chiffres. Pourquoi sommes-nous ensemble ? Pour devenir le leader souverain ? Pour révolutionner un usage ?
L’analyse de ChapsVision, Vitaprotech et Exail Technologies prouve que la fatalité des silos peut être vaincue.
ChapsVision a choisi l’unité par la Plateforme technologique.
Vitaprotech a choisi l’unité par le Canal de Vente et la marque mondiale.
Exail a choisi l’unité par la Fusion Industrielle et la redéfinition de sa mission.
Dans les trois cas, le dirigeant a fait le choix conscient de sacrifier une part de l’histoire et de l’autonomie locale au profit d’une vision collective plus puissante. Créer un Groupe, c’est accepter de casser les baronnies locales pour construire un empire cohérent. Si vous n’avez pas encore unifié vos systèmes d’information, harmonisé vos marques et aligné vos forces de vente, vous n’êtes pas à la tête d’un groupe, mais le gardien d’un archipel fragile, vulnérable à la première tempête de marché. La valeur réelle de vos acquisitions ne réside pas dans leurs comptes de résultat passés, mais dans les synergies futures que seule une intégration rigoureuse permettra de libérer.
Bâtir une croissance externe cohérente exige une boussole. Sans une vision claire de votre destination finale, chaque acquisition supplémentaire ne fera qu’ajouter de la complexité à la confusion.
Souhaitez-vous que nous réalisions un diagnostic de votre architecture de marque et de votre alignement stratégique pour transformer votre archipel en un leader de marché ?